De la collecte au réemploi des films amateurs : que faire de l’inquiétude morale des documentalistes ?

Peut-on diffuser les films célébrant la Nacktkultur dans l’Allemagne des années 1930 ? Doit-on mettre à disposition de tous les publics des images tournées dans un camp naturiste d’Evry dans les années 1970 ? Comment continuer à diffuser en ligne ces films de famille qui montrent le bain du petit ou le sexe d’un bébé à qui on change sa couche sous l’œil attendri d’un parent ? Ou encore, devrait-on valoriser ces films de voyage qui mettent en scène parfois brutalement un ethos colonial qui peut aujourd’hui choquer ? Voilà quelques-unes des multiples questions1 au fondement de ce que j’appellerai l’inquiétude morale2 de celles et ceux qui ont en charge la collecte et la valorisation des archives filmiques issus de fonds privés.
De nombreux films amateurs interrogent les frontières de ce qu’on appelle l’intime. En enregistrant certaines scènes de vie, ils nous exposent souvent à des situations rendues possibles par des relations humaines privilégiées, nouées entre des êtres à un moment bien précis de leur existence, dans un environnement propice à l’exposition d’une intimité partagée. Ce cadre privé suggère ainsi un périmètre, parfois indécis et souvent en reconfiguration, mais néanmoins déterminant. Si les personnes filmées ont « consenti » à l’être, participant parfois activement à la scène et à sa représentation, leurs regards et leurs corps, nous interrogent d’autant plus qu’ils ne nous étaient clairement pas destinés. Ni à notre regard, ni aux usages marchands de l’industrie de l’image, qu’elle soit télévisuelle ou cinématographique dans lesquels les conduit souvent leur devenir archive. Si toute archive est vouée à une lecture « indéfinie »3 qui doit rester ouverte à l’avenir, mais aussi à des usages multiples, les films amateurs constituent clairement un défi supplémentaire. La loi distingue à présent le consentement formulé lors la prise de vue et celui à l’égard de la diffusion4. Mais, indépendamment de ce cadre juridique en évolution, les documentalistes audiovisuels et les responsables de fonds d’archives privées s’inquiètent à juste titre de leur rôle dans la transmission et le réemploi de ces archives si singulières et parfois si délicates à valoriser.
D’où viennent ces soucis ? De quoi sont-ils les symptômes ?
Au-delà des obligations fixées par le code de la propriété intellectuelle, du droit à l’image et du droit d’auteur·e, un certain nombre de questions continuent à perturber la conscience de celles et ceux qui ont pour charge la collecte, la conservation et la diffusion des films amateurs. À tort ou à raison d’un point de vue juridique, qu’importe : ces inquiétudes réelles semblent de plus en plus fortes et se font de plus en plus entendre. La mise en place récente de la plateforme Amorce5 favorise assurément la mise en commun de ces préoccupations tout autant que le souhait de voir s’élaborer collectivement de nouvelles pratiques. Mais cette dynamique témoigne également de changements de paradigmes et de regards à une échelle plus large.
Elles témoignent d’abord d’une évolution des sensibilités de l’ensemble de la société qui se met à regarder autrement son patrimoine audiovisuel et cinématographique, se souciant aujourd’hui davantage des effets, présumés ou réels, d’un visionnage sur nos consciences. Ces inquiétudes s’accentuent avec la massification des circulations qui confrontent les responsables des fonds d’archives à des demandes de plus en plus nombreuses et de plus en plus diverses. Comme nous l’avions étudié en 2017 avec Sylvie Lindeperg dans À qui appartiennent les images ?6, en croisant les réflexions et expériences de différents professionnels des images d’archives, le mécanisme de ces convoitises et de ces conflits s’accroît, que ce soit dans les domaines de la création et de la recherche que des programmes audiovisuels des industries culturelles.
Les marchandages et transactions complexes, les évolutions technologiques mais aussi les pressions économiques subies, dans un environnement politique qui fragilise le monde associatif et culturel : autant de raisons qui mettent les responsables des fonds d’archives dans des situations souvent malaisées et les confrontent à des prises de décisions que le recours au droit ne permet pas toujours de résoudre. Au cœur de cette problématique repose bien sûr la question de leur responsabilité – juridique et éthique – à l’égard des images d’archives, qui se manifeste encore autrement, de manière souvent plus vivace, à l’égard des films amateurs dont ils ont la charge. Or cette responsabilité, et de leur valorisation, ils l’éprouvent différemment que d’autres professionnels des images, et cela pour plusieurs raisons.
Les soucis des documentalistes qui collectent des films amateurs tiennent d’abord à leur fonction d’interface privilégiée. Qu’ils aient été à l’origine du « devenir archive » d’un film amateur, ou qu’ils l’aient vu advenir, leur métier consiste à accompagner ce processus. Ils sont donc les acteurs et actrices de la transformation d’un film de famille – conservé jusque-là dans un cadre privé – en archive inventoriée, décrite, indexée et mise à disposition de regards et de réemplois divers. Ils sont donc aussi les premiers témoins de ce moment de déprise, parfois difficile et toujours chargé d’émotions contradictoires, qui caractérise chaque dépôt ou don de films, surtout dans le cas de films de famille ou de fonds privés. Ils sont ainsi les spectateurs, et se pensent souvent les garants, en même temps que de l’archive elle-même, des espoirs et des attentes des ayants droit, tout comme des impensés ou des non-dits qu’un tel acte de transmission charrie. Dans le cas des films de famille, ils assistent parfois aux désaccords au sein des familles : l’un voulant déposer les fonds, l’autre ne le souhaitant pas, le troisième étant indécis. Au-delà de la question de l’appartenance se joue la question d’un patrimoine familial matériel et immatériel, et surtout de sa transmission. Il n’est pas rare que le traitement à donner à ces archives révèlent des conflits, des blessures ou des alliances tacites.
Interfaces, les documentalistes le sont également à l’égard des publics divers qui s’adressent à eux dans le but de nourrir un mémoire de recherche, un livre, un film, un podcast ou une exposition. Ceux-là oublient souvent ou n’ont pas toujours conscience du long cheminement qu’il a fallu pour que l’image leur parvienne. Si certains s’en préoccupent et l’inscrivent dans leur travail, d’autres considèrent que ce point d’origine n’est qu’une information parmi d’autres dont ils peuvent faire abstraction. Or, comme le rappelle la philosophe Marie-José Mondzain, l’archive, qu’elle que soit sa nature, est aussi « le résultat d’une création de l’archiviste qui change le statut d’une image périssable en trace à préserver »7. Si la pression des documentalistes est grande, c’est aussi parce que leur responsabilité consiste aussi à garantir « la puissance potentielle de toutes les lectures ». Sa fonction est d’assurer ces possibilités d’interprétations à venir, tout en respectant autant que possible l’ensemble des êtres, vivants ou morts, que cette archive concerne.

Pour une réévaluation des risques, pour des pratiques plus conscientes
Comprendre ce qu’implique ce statut d’interface permet de repenser la responsabilité individuelle dans la chaîne des responsabilités partagées. Première source d’allégement possible des consciences : les documentalistes ne sont pas l’unique maillon à être responsable des vies potentielles des archives filmiques dont ils ont la charge. Mais soulagement éphémère, car leur place privilégiée au début de la chaîne leur permet en effet d’agir clairement en favorisant des usages, en les distinguant ou en les restreignant. Au-delà de la question de la censure, la plus ou moins large diffusion et valorisation d’une archive influe indéniablement sur son existence, sa circulation et l’intensité de son réemploi. C’est pourquoi il devient clair que la course à la valorisation massive, portée par la quantification permanente ou la recherche d’une croissance constante – mesurée par le nombre de vues en ligne et encouragées par certaines institutions – ne peut clairement pas être un critère opérant pour garantir la valorisation adéquate de toutes les images d’archives.
Certains films amateurs, en particulier ceux qui mettent en scène l’intime, ceux qui reproduisent des mécanismes de domination sociale ou politique, ou des actes de violence psychologique ou physique, n’ont pas pour vocation, uniquement parce qu’elles ont été déposées dans des institutions d’intérêt public, à s’inscrire automatiquement dans une politique de valorisation systématique. Leur « devenir archive » doit en effet, de manière prioritaire, être accompagné et encadré par une mise en contexte et une analyse critique de leur contenu. Celle-ci nécessite des formations mais surtout une réflexion vivante avec toutes celles et ceux qui décrivent, interprètent et élaborent des outils adaptés dans le cadre d’une éducation à l’image. Les interlocuteurs et interlocutrices potentiels sont aujourd’hui nombreux dans le monde académique, scolaire et associatif. Ils sont capables d’interroger les images d’archives, en convoquant les notions de dignité ou en historicisant le regard genré. Ils sont capables d’interroger les frontières mobiles de l’intime ou questionner les contours de la licence poétique en accompagnant celles et ceux qui ont en charge la description des fonds dans la quête des mots justes. Ces questions complexes mais passionnantes font aujourd’hui l’objet de nombreuses recherches interdisciplinaires qui méritent d’être mobilisées. Aux responsables d’archives de choisir comment et avec qui accompagner cette diffusion contrôlée ou outillée des images d’archives sensibles. Aux documentalistes d’identifier également ces interlocuteurs possibles. Les partenariats et conventions avec les laboratoires de recherche permettent de produire du savoir. Elles sont déjà en cours dans certaines institutions et constituent une piste vertueuse et non onéreuse qui mériterait d’être davantage explorée et initiée.
Un second champ de réflexion qui s’ouvre à nous est de repenser la prise de risque que comporte toute décision prise par les documentalistes, à partir du moment où elle n’enfreint pas la loi. En effet, l’accompagnement de certains films amateurs ou l’élaboration critique de leur contenu se confronte souvent à la peur de susciter les réactions courroucées des ayants droit ou de leurs descendants. Une peur qu’il est urgent de déconstruire et de comprendre dans ses racines-mêmes. La réflexion de la philosophe Anne Dufourmentelle dans L’Eloge du risque permet de repenser l’instant de la décision, celui où le risque est pris et qui « inaugure un temps autre »8. Or ce temps nouveau n’est pas nécessairement celui de la désapprobation ou de la condamnation : il ne revient donc pas au documentaliste de se mettre systématiquement à la place de l’ayant droit et encore moins d’anticiper avec craintes ses réactions potentielles. S’il n’a pas toujours le temps ni la possibilité de lui demander son avis, il lui revient aussi, dans le respect de la convention signée, d’oser prendre un tel risque. Réfléchir sur la responsabilité des centres d’archives amène ainsi à relativiser certaines attaques et revendications possibles, souvent imaginaires et rarement concrétisées. Pour un ayant droit insatisfait, combien d’autres reconnaissants et heureux d’une transmission et valorisation effective de leurs films de famille ? Les récits de vie n’appartiennent pas uniquement à celles et ceux qui contestent. La gratitude se niche parfois dans des silences qu’il faut savoir entendre ou susciter pour encourager ces décisions qui sont parfois des prises de risque vertueuses.
Une troisième piste consiste enfin à améliorer la mise à disposition des images d’archives auprès de l’industrie de la télévision et du cinéma. Les pratiques de vente, si elles ne peuvent pas toujours s’accompagner de restrictions liées à la colorisation ou au reformatage sans menacer l’équilibre financier de la structure, pourraient en revanche s’accompagner d’une réflexion commune sur le protocole de mise à disposition des archives. En cela, le travail en réseau se révèle une nécessité afin de permettre, dans un premier temps, une circulation plus transparente des tarifs, des conditions de réemploi et de vente. S’il ne peut pas toujours être prescriptif, l’accompagnement d’une cession de droits par un ensemble d’informations propres aux archives vendues, auprès des recherchistes, des auteurs·trices et des productions, pourrait certainement favoriser un réemploi plus conscient de ces fonds. Cet accompagnement plus systématique est difficile à mettre en place. Il ne révolutionnera sans doute pas toutes les (mauvaises) habitudes. Mais il contribuera certainement à l’évolution des sensibilités à l’égard des images d’archives. Des changements de regards et de sensibilités contraignants, nous l’avons vu, mais surtout stimulants pour repenser nos pratiques à venir, davantage respectueuses des images d’archives elles-mêmes tout autant que des regards qui se poseront sur elles.

Le film Poilu(s) de Virgile Bouveret (8′, 2023) est à visionner ici.
- Ce texte fait suite à un séminaire mené le 15 janvier 2024 sous la forme d’une conférence participative intitulée : « Déontologie du réemploi et de la diffusion du film amateur ». Organisé par l’association Diazinteregio, réseau de 19 cinémathèques et centres d’archives, il réunissait, au sein de l’accueillante Cinémathèque d’Images de Montagne de Gap, des documentalistes de cinémathèques régionales et des responsables d’institutions d’archives filmiques (cf. Illustration 2). L’objectif du séminaire était de réfléchir, à partir des pratiques individuelles et collectives, en s’appuyant sur des cas précis remontés en amont, aux dilemmes éthiques auxquels sont confrontés ces professionnels des archives filmiques dans le cadre de leur travail sur les films amateurs déposés dans leurs collections. Tenter d’abord de comprendre ces peurs et ces interrogations, interroger leurs raisons d’être et leurs mécanismes, mais aussi proposer des orientations communes pour théoriser et poursuivre l’élaboration empirique d’un cadre déontologique respectueux de leurs ayants-droits et des usagers divers, tout autant que des images elles-mêmes. Ce texte reprendra de manière synthétique les éléments de la conférence, enrichie des échanges et des réflexions partagées, en donnant accès aux sources citées, écrites ou filmiques. ↩︎
- J’emprunte l’expression d’« inquiétude morale » à un courant cinématographique polonais nés dans la deuxième moitié des années 1970 et appelé ainsi par la critique, car il mettait en scène des personnages en proie à des dilemmes d’ordre moral dans la Pologne communiste. (Voir LUBELSKI Tadeusz, Une histoire du cinéma polonais, p. 287- 342, Septentrion, 2008) Si la morale ne doit pas être confondue avec l’éthique, cette expression désigne bien les dilemmes vécus par celles et ceux qui ont en charge des films amateurs. ↩︎
- À qui appartiennent les images ?, Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, 2017, FMSH, voir l’entretien avec Marie-José Mondzain, « Des images sans propriétaire : pour une déontologie des usages », p. 112. ↩︎
- Voir la journée d’étude du programme de recherche FilmA organisé à Paris 1 Panthéon Sorbonne le 4 mars 2025 : « Films amateurs et cadre juridique : des usages extra-ordinaires ? » ↩︎
- www.amorce.eu : opération soutenue par l’État dans le cadre du dispositif « Numérisation du patrimoine et de l’architecture » de la filière des industries culturelles et créatives (ICC) de France 2030, opéré par la Caisse des Dépôts. ↩︎
- À qui appartiennent les images?, op.cit. Voir en ligne la version en anglais : Who owns the images ? (Meson Press, 2021) ↩︎
- Ibid. p. 113. ↩︎
- Anne Dufourmentelle, Éloge du risque, 2011, Payot, p.13 ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Ania Szczepanska (19 mai 2025). De la collecte au réemploi des films amateurs : que faire de l’inquiétude morale des documentalistes ? Memoris. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13y78

