Histoire(s) du cinéaste amateur : une quête de liberté (entre films de famille et d’autres cinémas) – 1/5

La figure idéalisée du cinéaste amateur semble garante de liberté et de créativité, mais la posture et le statut de celui-ci sont d’une définition complexe. Ainsi, l’amateur reflète ou pas le conformisme social et esthétique à travers des démarches cinématographiques diverses qui ne se limitent pas au film de famille. Il s’agit ici d’aborder, à différentes échelles, les principales étapes et approches de l’histoire du cinéma amateur, essentiellement en France et en Europe.

Du film de famille à des expériences plus vastes (1/5)

Si le cinéaste amateur a filmé sa famille, il a pu aussi réaliser d’autres types de films.

À la fin du XIX^e siècle, les cinéastes amateurs sont d’abord des scientifiques qui affinent leurs expérimentations et illustrent leurs conférences, mais ils sont aussi des bricoleurs, des curieux aisés et mondains qui s’amusent et créent quelques saynètes ou qui y voient vite un moyen de conserver le portrait vivant d’une personne chère. Très vite, les constructeurs fabriquent des appareils compacts en 35 mm ne contenant qu’un métrage de film restreint pour garder de la maniabilité aux appareils. Vers le début du XX^e siècle, il est clair que la condition pour un format peu cher et une petite caméra simple, maniable et portative, passe par la réduction de la largeur de la pellicule. Le phénomène est d’abord européen et le cinéaste amateur est aussi projectionniste : le projecteur puis la caméra Pathé-Baby en 9,5 mm apparaissent respectivement en 1922 et 1923. La Eastman Kodak Company états-unienne, qui a aussi lancé la caméra 16 mm dès 1923, propose en 1932 la première caméra 8 mm, avant le Super-8 en 1965. Dans les années 1960, les utilisateurs d’une caméra de format réduit sont estimés entre 5 et 10% des Français¹. Dans la deuxième moitié des années 1990, près de 20% des Français se sont servis d’une caméra ou d’un camescope au cours de leur vie², avant l’explosion des portables, dont les images sont transférables sur le web via des clouds ainsi que sur de multiples supports matériels. La pratique du cinéma amateur a pris ainsi progressivement sa place dans notre société en tant que pratique de production culturelle.

Pour une créativité née de la liberté 

Qu’il s’agisse du cinéaste ou de l’acteur, on distingue l’amateur, figure privée de celui qui s’essaie sans arrière-pensée pécuniaire, du professionnel, figure publique de maîtrise et rétribuée. Mais, en 1979, le film L’Amateur du Polonais Krzysztof Kieślowski, réalisé dans la Pologne communiste, révèle une ambiguïté : si le passage de l’amateur au professionnel apporte en réputation, n’y a-t-il pas perte de liberté ? Dès lors, malgré les difficultés techniques du cinéma argentique de format réduit (son, lumière), mais dépassées à partir de la vidéo, la figure du cinéaste amateur serait garante d’une mise à distance des contraintes socio-économiques et institutionnelles, et filmer en amateur générerait une créativité vraie, personnelle ou de groupe. Réfléchir sur le cinéma amateur serait réfléchir sur le cinéma, la créativité cinématographique, face au conformisme social et politique quel qu’il soit. 

Le cinéma amateur peut-il alors être uniquement considéré comme un cinéma ordinaire, une pratique de la vie quotidienne banale ? Au moyen d’une traversée d’une histoire du cinéma amateur, essayons d’entrouvrir ces questions : cerner la figure de l’amateur est d’autant moins aisé qu’il y a un écart entre la pratique et les discours tenus sur la fonction d’amateur, idéalisée face à la posture du dilettante, par les amateurs eux-mêmes, les professionnels (au nom de la liberté créatrice) et les avant-gardes (au nom de l’essence visuelle et mémorielle du cinéma), à quoi s’ajoute le fait que certains de ces derniers cherchent à filmer en amateur ou à travailler avec des acteurs amateurs.

La représentation dominante du cinéma amateur : le film de famille

La représentation dominante du cinéma amateur est le film de famille avec la catégorie du film de voyage. En leur temps, les frères Lumière, inventeurs du cinématographe, ont beaucoup pratiqué ce genre de film. Cependant, dans un premier temps, bon nombre d’amateurs pratiquent comme des « photographes sur film »³. C’est en 1979 que Roger Odin⁴, sémiologue, ancien cinéaste amateur, publie son article pionnier « Rhétorique du film de famille ». Pour lui, le désir de prendre des films de famille résulte davantage des contraintes que fait peser sur l’individu une certaine vision « mythique » du cinéma en tant que medium (le cinéma comme instrument de reproduction de la réalité « plus vrai » et « plus vivant » que la photographie), vision soigneusement entretenue par la publicité, que d’un véritable désir de faire du cinéma⁵. Le film de famille est ouvert aux deux bouts, avec une succession irrégulière et aléatoire d’instants dans un lieu, un émiettement narratif, des sautes, flous, bougés et zooms et l’adresse à la caméra⁶. Mais pour les animateurs de clubs, dont l’identité repose sur la technique cinématographique, les films de famille ne sont en rien du cinéma amateur et celui qui filme n’est pas encore un cinéaste. 

Le dépouillement des programmes des concours organisés par et pour les clubs d’amateurs montre qu’il n’y a pas de catégorie « film de famille » avant 1947, puis elle disparaît dans le milieu des années 1950 pour être réintroduite en 1969. La presse et la littérature spécialisées, sans rejeter le film de famille, tentent tout de même d’ouvrir l’éventuel cinéaste amateur sur d’autres types de films plus construits. À l’inverse, la publicité pour le matériel de format réduit ou celle pour d’autres produits, recourant aux services d’un cinéaste amateur, aux images d’amateurs dans les magazines, aux pastiches du film de famille ou aux films de famille authentiques à la télévision, a largement contribué à faire des films de famille la métonymie du cinéma amateur. Dans les années 1980, au moment même où le caméscope se développe, parmi les séries états-uniennes consacrées à des histoires quotidiennes de familles, il arrive parfois que le film de famille soit évoqué. L’exemple le plus réussi est sans doute celui du générique du début de la série The Wonder Years (Les Années coup de cœur), diffusée sur la chaîne ABC de janvier 1988 à mai 1993 et fondée sur les souvenirs d’un adolescent devenu adulte. Un petit montage de bouts de faux films de famille permet de présenter les principaux personnages avec en fond musical la chanson With a little help from my friends interprétée par Joe Cocker⁸. C’est aussi à partir des années 1980 que des vidéoclips valorisent la forme du film de famille : le clip de la chanson populaire L’amour à la plage du groupe Niagara, réalisé par Daniel Chenevez en 1986 sous la forme d’un petit film un peu griffé, avec quelques éclats, est qualifié par la presse de « petit chef-d’œuvre de naïveté nostalgique » ; celui de Brest (Miossec, 2004) est entièrement composé d’extraits de films de famille tournés par son père en Super 8⁹. 

À l’origine, la première ambition, plus ou moins consciente du membre de la famille qui filme, en majorité le père, est de retenir des éléments de la vie dont on veut prolonger la jouissance jusqu’à la nostalgie face à l’absence et la mort. La mémoire privée peut même être réactivée, voire transformée, par les discours tenus pendant la projection en famille, car les films sont souvent muets jusqu’à l’apparition de la vidéo. Si les mini-DV, les portables et tablettes ont récemment accéléré la réalisation des films de famille, ces images sont passées cependant d’un univers privé personnel, souvent en lien avec les rites sociaux (mariage, communion), à un univers privé intime comme en témoigne le film pornographique privé ou le film centré sur soi (Dès 2007, Joseph Morder tourne entièrement avec un téléphone portable J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un).

Le cinéaste amateur, à l’intersection d’autres cinémas 

Les clubs de la Fédération française des clubs de cinéma amateur (FFCCA) ont pour but d’« encourager le goût et l’art cinématographique dans l’amateurisme en favorisant la formation de réalisateurs par le développement de la culture, de la technique et du sens artistique cinématographiques». À ce titre, une lettre de l’Inspection générale de la direction générale de la jeunesse et des sports (qui dépend du Ministère de l’Éducation nationale) de 1950 reconnaît la FFCCA comme « un ferment essentiel des recherches artistiques les plus hardies et les plus utiles »¹⁰. Ainsi est reconnue la participation du cinéma amateur à l’éducation à l’image, mais aussi à différents types de cinéma, d’enseignement, scientifique, médical et chirurgical, promotionnel, d’entreprise et ethnographique.

En matière de promotion touristique, des clubs de la Bretagne, à forte identité culturelle, s’engagent. En 1955, Ange Vallée, du Club des amateurs cinéastes de Rennes, remporte avec Carnac, terre des menhirs, le premier prix du Concours national du tourisme. Le film est diffusé dans vingt-sept pays après avoir été traduit en plusieurs langues. Jusque dans les années 1960, les syndicats d’initiative sollicitent des amateurs pour tourner des courts métrages de promotion. Tout cela s’opère, surtout pour les années 1950, dans le contexte de la réorganisation institutionnelle du cinéma et de l’essor du court métrage documentaire, auxquels les instances du cinéma amateur espèrent prendre leur part. Tout cela se déroule aussi dans le contexte d’une recherche d’intégration des clubs dans le tissu socioculturel de la société française.

Les textes “Histoire(s) du cinéaste amateur : une quête de liberté (entre films de famille et d’autres cinémas)” sont issus de deux articles de l’auteur, “Portrait de l’amateur en franc-tireur (1 et 2 )”, parus dans Passage à l’amateur. Enjeux politiques et esthétiques d’un autre cinéma (Jean-Louis Comolli, Yola Le Caïnec, Gilles Mouëllic dir.), Atala. Cultures et sciences humaines, n° 19, Rennes : Lycée Chateaubriand, 2016, pp.29-58, remaniés et mis à jour pour Memoris en avril 2024.

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Ressources

Le film de famille

– Odin Roger (dir.), Le film de famille. Usage privé, usage public, Paris, Meridiens Klincksieck, 1995, 229 p.

– Helye Laurent, Film de famille. De l’archive privée aux souvenirs partagés, Paris, L’Harmattan, 2021, 198 p.

Le cinéma amateur

– Sluys Colette, « Cinéaste du dimanche. La pratique populaire du cinéma », Ethnologie française, XIII, juillet-septembre 1983, pp. 291-302.

– Images, mémoires de l’Europe, Études de radio-télévision, Bruxelles, Radio-Télévision belge de la Communauté française, n°40, 1990, 120 p.

– Actes du colloque de Marly-Le-Roy : Cinéma, patrimoine régional : cinéma d’amateurs, amateurs de cinéma !, Cinémathèque régionale de Bretagne, Direction régionale de la Jeunesse et des Sports de Rennes, 1990, 155 p.

– Zimmermann Patricia R., Reel families. A social history of amateur film, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1995, 187 p.

– Jubilee book. Rencontres autour des inédits, essays on amateur film, Charleroi, Association européenne Inédits, 1997, 144 p.

– Odin Roger (dir.), “Le cinéma en amateur”, Communications, n° 68, Paris, Seuil, 1999, 300 p.

– Comolli Jean-Louis, Le Caïnec Yola, Mouëllic Gilles (dir.), Passage à l’amateur. Enjeux politiques et esthétiques d’un autre cinéma, Atala, n° 19, Rennes, Cercle de réflexion universitaire du Lycée Chateaubriand, 2016, 349 p.

– Vignaux Valérie et Turquety Benoît (dir.), L’amateur en cinéma, un autre paradigme. Histoire, esthétique, marges et institutions, Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma (AFRHC), 2016, 375 p.

Le film amateur et le temps

– Le Gall Laurent, “Le temps recomposé. Films amateurs et sociétés littorales dans la Bretagne des années 1920 et 1930”, Usages et représentations du temps dans les sociétés littorales, Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 117, septembre 2010, n°3, Presses universitaires de Rennes, pp.127-145

– Olivier Laurent et Prieur Jérôme, Où est passé le passé. Traces, archives, images, Paris, Éditions La Bibliothèque, 136 p.

Gilles Ollivier a écrit

– « Mouvement en conserve, fabrique d’histoire(s). Les films d’amateurs : de nouvelles sources pour l’historien ? », Atala, n°3, Rennes, Cercle de réflexion universitaire du Lycée Chateaubriand, 2000, pp.33-48.

– « Histoire des images, Histoire des sociétés : l’exemple du cinéma d’amateur », 1895, n° 17, Paris, AFRHC, décembre 1994, pp.115-132.

– « 1928-1959 : idéologies, structures et évolution des clubs de cinéastes amateurs », Archives, n° 40, Institut Jean Vigo-Perpignan/Cinémathèque de Toulouse, 1991, dossier de 12 pages.

1. Selon l’étude de Romuald Ripon, sous la direction d’Olivier Donnat et François Rouet, La photographie et la vidéo en amateur. Pratiques et marchés, Ministère de la culture et de la communication, Département des études et de la prospective, programme d’études lancé en 1995, p.7. [↩]
2. Selon l’étude de Romuald Ripon, sous la direction d’Olivier Donnat et François Rouet, La photographie et la vidéo en amateur. Pratiques et marchés, Ministère de la culture et de la communication, Département des études et de la prospective, programme d’études lancé en 1995, p.8. [↩]
3. L’expression est de Pierre BOYER, Le Cinéma d’amateur pas à pas, Paris, Éditions Prisma, 1967, p.14. [↩]
4. https://www.lycee-chateaubriand.fr/revue-atala/wp-content/uploads/sites/2/2019/11/Atala-19-Ollivier-Odin.pdf [↩]
5. ODIN Roger, « Rhétoriques, sémiotiques », Revue d’esthétique, n° 1-2, 1979, p. 343. [↩]
6. ODIN Roger, « Rhétoriques, sémiotiques », Revue d’esthétique, n° 1-2, 1979, pp.348-352. [↩]
7. La caméra Super-8 Bolex 155 Macrozoom est fabriquée de 1968 à 1970. Bien que la publicité suggère qu’une femme peut filmer et zoomer, par l’effet de taille des personnages la place de la femme est tout de même minimisée dans la composition de l’image, en comparaison de la place de l’homme. Au sujet du rapport dans la publicité de la femme, de la mère, au film de famille et à la prise de vue cinématographique, on peut lire : Bernard GERMAIN, “Madame Kodak contre l’amateur ou les conquêtes du Super-8”, Le cinéma en amateur, Communications, n°68, Paris, Seuil, 1999, pp. 171-189. [↩]

8. Le générique de la série française En Thérapie (2021 et 2022) relève du même procédé. Il y a ainsi décalage entre la démarche psychanalytique qui cherche à dévoiler peu à peu ce qui est caché dans l’intimité de la personnalité et les images de films de famille, fiction du bonheur. Dans certains épisodes d’autres séries, le film de famille trouve sa place comme dans Magnum (saison 6, Going home –La lettre volée, 1985), Family matters -La vie de famille (saison 1997, épisode 8), Mad men (saison 1, épisode 3, 2007) ou encore The crown (2016-2023), consacrée au règne d’Elisabeth II, à qui son père offre une caméra 16 mm. Plus globalement, l’amateur en cinéma peut être mis en scène. Dans sa spontanéité, à l’époque des portables, dans la série ukrainienne Serviteur du peuple (2015) ; ou dès 1971, dans ses travers, dans le troisième épisode de la série britannico-états-unienne Here come the double deckers (L’Autobus à impériale), intitulé Get a movie on (Silence, on tourne !), qui raconte le tournage catastrophique d’un western par une bande d’enfants dans le cadre d’un concours amateur. Ajoutons que la société Hitachi a diffusé dans les années 1990 une publicité dans laquelle Roy Thinnes, alias David Vincent dans la série états-unienne de 1967-1968 The Invaders (Les Envahisseurs), regrettait dans une fausse interview de ne pas avoir eu un camescope qui lui aurait permis de prouver la présence d’extraterrestres sur la planète Terre ! [↩]

9. Plus récemment, on peut citer le clip de la chanson Photograph (2014) du Britannique Ed Sheeran et celui de Flou (2019) de la chanteuse belge Angèle, montages d’extraits de films de famille centrés sur ces chanteurs, lors de leur enfance et adolescence. Si l’artiste dévoile un peu de soi, il s’agit de diffuser de l’authenticité et de chercher de la proximité avec le public. [↩]
10. Archives nationales, 86040/6, dossier relatif à l’agrément accordé à la FFCCA, rapport du 20 avril 1950. [↩]

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