Les tourneurs et la persistance du cinéma ambulant dans la France rurale 

Contrairement à une idée largement partagée, le cinéma ambulant n’a pas disparu au tournant de la Grande Guerre lorsque se multiplient les salles de cinéma fixes. Jusqu’à présent, l’historiographie du spectacle cinématographique s’est surtout concentrée sur les salles urbaines, reléguant l’histoire du cinéma itinérant et de ses entrepreneurs en Europe occidentale à la période des premiers temps du média, laissant entendre (voire parfois affirmant) que l’ouverture des salles fixes avait mis fin aux projections itinérantes et entraîné la « sédentarisation » du cinéma. Cependant, de récents travaux ont mis en lumière le large éventail des pratiques de cinéma ambulant au-delà de cette période bien étudiée, en l’envisageant dans des contextes historiques et géographiques moins travaillés, longtemps après la mise en œuvre du modèle historiographiquement dominant des salles fixes. Au final, l’ouverture des salles dédiées a occulté des pratiques itinérantes loin d’être marginales, mais situées dans des environnements ruraux ou périurbains. 

Des années 1920 aux années 1960, le cinéma ambulant est répandu dans les campagnes françaises grâce aux tourneurs. Ce terme désigne des exploitants de cinéma ambulant, travaillant à leur compte et parcourant un territoire précisément circonscrit suivant une tournée hebdomadaire pour organiser des projections dans des cafés, des hôtels ou des salles polyvalentes devant un public local. Étudier cette histoire permet de mettre au jour un pan négligé des sociabilités et des pratiques de loisir en milieu rural, à travers un divertissement fortement associé à la modernité, et souvent, par effet de facilité, à la ville¹. Pourtant, en 1946, 46,8 % de la population française vit dans des communes rurales (c’est-à-dire, selon les normes officielles en vigueur, des localités de moins de 2 000 habitants²). Ce qui induit la question : que signifie « aller au cinéma » dans les campagnes françaises au mitan du siècle dernier ?

À la fin des années 1920, deux réseaux de distribution et d’exploitation en format réduit visant le marché rural sont lancés commercialement : Pathé Rural et Cinélux (respectivement en 1928 et 1929³). Utilisant une pellicule 17,5 mm pour Pathé et 24 mm (non perforée) pour Cinélux, les deux sociétés proposent une alternative aux projecteurs et bobines de film 35 mm, hautement inflammables et lourds à transporter. Rendu plus léger et plus sûr (les deux pellicules en format réduit sont ininflammables), le cinéma peut se répandre plus facilement hors des salles dédiées, précisément là où le cinéma ambulant s’installe : cafés, salles de bal, etc. Outre les longs métrages et les projecteurs transportables, les deux compagnies proposent aux exploitants des programmes complets (avec actualités, courts métrages comiques, dessins animés et documentaires) à la location chaque semaine ainsi que du matériel publicitaire (affiches, photos, programmes), rejoignant la logique commerciale des cinémas fixes. 

À partir du milieu des années 1930, le marché de la distribution 17,5 mm s’élargit avec l’Office Cinématographique de France (OCF) qui s’appuie sur le déjà vaste réseau d’appareils Pathé Rural. Alors que le 24 mm sans perforation décroît et sombre dans l’oubli, le 16 mm (également ininflammable) est investi par de nouvelles sociétés, comme Radio-Cinéma 16 (RC16) et Omnium-Ciné, qui développent des réseaux de location de films et de vente de matériel de projection. Certaines firmes, comme la Société d’édition et de réalisation cinématographiques (SERC), le Consortium français du format réduit (CFFR) et Pathé, proposent des copies à la location dans les deux formats : 17,5 mm et 16 mm. Ce dernier deviendra finalement le seul format autorisé pour le cinéma ambulant à partir de 1941 en France. Cette décision, qui émane de l’occupant allemand, entraîne une homogénéisation du réseau de distribution en format réduit.

Au final, ces systèmes de distribution de films substandard (i.e. inférieur au « standard » de 35 mm) constituent un marché à part entière, qui perdure jusque dans les années 1960, voire 1970, lorsque la télévision et l’automobile se généralisent et contribuent à remodeler les pratiques spectatorielles. Ce marché est loin d’être négligeable ou de se cantonner à la clientèle du « cinéma chez soi ». Si, en termes de public, la part du rural est relativement faible par rapport à la fréquentation nationale globale, du point de vue du maillage territorial et des points de projection, son importance est considérable. Selon les premières estimations chiffrées, on recense à la veille de la Deuxième Guerre mondiale près de 4 000 salles en format standard pour près de 6 000 postes en format réduit⁴, dont entre 3 500 et 4 500 commerciaux, exploitant quelque 8 000 points de projection⁵.

L’après-guerre, qui correspond au pic de fréquentation en France, constitue l’âge d’or du cinéma ambulant rural. De nombreux exploitants se lancent à cette époque, qui voit également l’ouverture de départements format réduit en 16 mm par les sociétés de distribution, y compris les majors hollywoodiennes (MGM, Fox, Columbia, etc.) qui rouvrent en France après leur interdiction durant l’Occupation. Le simple fait que des distributeurs d’envergure mondiale ouvrent des départements 16 mm en France dans les années 1940 prouve leur intérêt pour cette clientèle, qu’ils considèrent comme un marché à exploiter. Selon les statistiques du CNC (Centre national de la cinématographie)⁶, au début des années 1950, 5 999 autorisations d’exercice en substandard sont délivrées pour environ 30 000 points de projection. Par comparaison, on compte 5 385 salles standard. Même s’il faut tempérer ces chiffres et garder en tête que beaucoup d’entrepreneurs ruraux exploitent peu de temps avant de mettre la clé sous la porte⁷, on estime que, jusqu’en 1957, les points de projection substandard représentent le double des salles 35 mm standard⁸.

Les projections ambulantes en substandard ont lieu dans des cafés, des hôtels, des restaurants, des salles polyvalentes ou tout lieu pouvant accueillir un événement public. Les séances organisées par les tourneurs se distinguent de l’itinérance foraine des débuts du cinéma, lorsque les premiers exhibiteurs se déplaçaient avec leur tente ou leur baraque de foire. Si certains exploitants pouvaient encore utiliser un cinéma mobile dans les années 1930 — à l’image du cinéma forain dépeint dans le film de Jacques Tati, Jour de Fête (1949) —, dans leur grande majorité, les tourneurs, armés de leur projecteur, haut-parleur et écran, investissent des lieux déjà existants. Prenons par exemple le cas des époux Georges et Marcelle Daumas, qui ont tourné entre 1951 et 1968 dans 18 villages du département des Basses-Alpes (actuelles Alpes-de-Haute-Provence). Parmi leurs lieux de projections, on compte quatorze cafés, restaurants ou hôtels (il s’agit le plus souvent d’établissements à la fois café-hôtel-restaurant), trois cinémas en location et une salle municipale⁹. Proportionnellement, les principaux lieux de projection sont donc des cafés, hôtels et restaurants, c’est-à-dire des lieux privés et commerciaux, mais qui sont surtout des sites clés de la sociabilité villageoise et des institutions fondamentales de l’écosystème rural des loisirs.

Loin de l’image de l’entrepreneur itinérant des premiers temps du cinéma, déambulant de foire en foire suivant les calendriers festifs locaux, les tourneurs opèrent sur un territoire clairement délimité. Ils rayonnent à partir d’un point central, avec des allers-retours vers des points d’arrivée différents chaque jour, le long d’un itinéraire qu’on pourrait qualifier en forme de pétale de fleur ou d’étoile : ils rentrent chaque soir après leur séance dans un village voisin. Et la même tournée est répétée chaque semaine. Cette régularité est renforcée à partir de 1940, lorsque l’État français commence à réguler l’industrie cinématographique via le COIC (Comité d’organisation de l’industrie cinématographique), ancêtre corporatif du CNC. Dès lors, les exploitants doivent être titulaires d’une carte les autorisant à exploiter un établissement de spectacle cinématographique. Dans le cas des ambulants, la carte indique chaque point de projection où le tourneur peut projeter, comme le montre celle de Jean Bornet, qui a tourné dans le Loir-et-Cher en 1947. Tout y est très précisément indiqué : dans ce cas, on compte quatorze localités (ce qui fait deux tournées hebdomadaires en parallèle) et, pour chaque localité, le lieu de projection est précisé. Cette nouvelle organisation ne laisse plus vraiment de place aux déambulations improvisées au gré des festivités ou des opportunités de projection. Au contraire, elle fixe les tournées cinématographiques. 

La mobilité étant au cœur du métier, la voiture est un outil essentiel pour les tourneurs, au même titre que les projecteurs et les bobines qu’elle sert à transporter. L’importance de l’automobile implique des dépenses que les exploitants fixes ne supportent pas. Les carnets d’exploitation tenus chaque semaine par le couple Jean et Jeanne Bouis pour leur tournée Excelsior en Corse centrale (entre 1946 et 1970) montrent que les frais liés à la voiture sont pris en compte dans la comptabilité de l’entreprise. Par exemple, pour la première semaine de mars 1954, à côté des recettes générées par les projections et la vente de confiserie, on trouve les frais d’essence et de pièces de rechange de la voiture (en l’occurrence, la portière gauche, les bougies et les balais d’essuie-glace). Mais la voiture peut aussi se révéler outil publicitaire (les Bouis utilisent la leur pour exposer les affiches du film en cours d’exploitation), et son arrivée — souvent accompagnée de grands coups de klaxon — sert à annoncer la séance du soir¹⁰.

Enfin, les exploitants ambulants peuvent réaliser leurs propres actualités selon une pratique très répandue. Tournées en 16 mm (ou avant-guerre en 17,5 mm) lors de fêtes ou de rassemblements locaux, ces actualités avaient pour but d’attirer les personnes filmées à la séance pour s’y reconnaître ainsi que leurs connaissances. Ces films, qualifiés de « locaux » (car produits et diffusés localement, dans un territoire restreint à l’échelle d’une ville ou d’un ensemble de villages, et mettant en scène les gens du lieu¹¹), n’existent souvent qu’en une seule copie et sont aujourd’hui conservés dans des collections privées, cinémathèques régionales ou archives départementales où ils sont catégorisés comme des films amateurs tout en étant paradoxalement le produit de professionnels de l’industrie cinématographique. En effet, ces films présentent un certain défi aux modèles historiographiques conventionnels. Ils bousculent la division tripartite classique de l’industrie cinématographique — production, distribution et exploitation —, car producteur et exploitant sont ici la même personne, quand la distribution est inexistante¹². Les films locaux, considérés comme un genre majeur des débuts du cinéma, sont souvent supposés avoir disparu dans les années 1930, voire avant la Première Guerre mondiale. Or, ces actualités locales tournées par des exploitants montrent la longévité de la pratique jusque dans les années 1960 au moins. 

Ce rapide tour d’horizon atteste de la durabilité du cinéma ambulant dans les campagnes françaises du milieu du siècle dernier¹³. Outre la mise en lumière d’une forme importante de sociabilité villageoise, l’étude de l’histoire des tourneurs permet de redécouvrir une culture cinématographique rurale spécifique (avec ses publics, séances, dispositifs, acteurs, lieux de projection, etc.), minimisée par l’historiographie, mais qui n’était ni marginale ni simplement une survivance archaïque des pratiques de diffusion du cinéma des premiers temps.

1. Cette contribution s’inscrit dans un travail de recherche au long cours que je mène sur l’histoire sociale et culturelle des tourneurs et du cinéma ambulant dans la France rurale du milieu du xx^e siècle.  ↩︎
2. Laurence Wylie, Un village du Vaucluse, Paris, Gallimard, 1968 [1957], p. 14. ↩︎
3. Paul-Auguste Harlé, « Le Pathé Rural a commencé son exploitation », La Cinématographie française, n° 491, 21 mars 1928, pp. 7-8 ; Raymond Berner, « Une grande entreprise d’exploitation rurale : la société Cinélux », La Cinématographie française, n° 561, 3 août 1929, p. 6. ↩︎
4. Pierre Chéret, « Un exemple d’organisation corporative de comptabilité et de statistique », Bulletin du comité national de l’organisation française, n° 7, avril 1938, p. 226. Chéret comptabilise ici vraisemblablement aussi les postes en format réduit non commerciaux (patronages, enseignement, etc.). Dans un autre article, il fait état de 4 000 à 4 500 exploitations 17,5 mm et 16 mm desservant les villages et petites bourgades. Marcel Colin-Reval, « Le cinéma français 1938 », La Cinématographie française, n° 1 032, 12 août 1938, pp. 55-57. ↩︎
5. Jean Turquan, « Le format réduit dans la petite exploitation », Le Film, n° 18, 21 juin 1941, p. 53. ↩︎
6. [Anon.], « L’exploitation », Bulletin d’information du Centre national de la Cinématographie, n° 22, septembre 1952, pp. 38, 44.  ↩︎
7. Comme le note le Bulletin du CNC avec prudence : « Mais combien de “tourneurs” arrêtent leur exploitation, combien d’autres la cèdent sans prévenir l’Administration ! Sans préjuger les renseignements à venir, on peut estimer qu’il existe environ 4 000 exploitants réguliers, auxquels il convient d’ajouter 4 081 associations du cinéma non commercial. » Ibid., p. 44. ↩︎
8. Claude Forest. Les dernières séances. Cent ans d’exploitation des salles de cinéma, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 112. ↩︎
9. Jean-Louis Giard, Les Pionniers du cinématographe en Hautes & Basses-Alpes, [s. l.], Editions de Provence, 2003 [1994], pp. 189-242. ↩︎
10. Sur l’histoire du cinéma Excelsior, voir le film Cinema ambulenti de Félicia Massoni (2020, 52 min). ↩︎
11. Voir à ce sujet : Martin L. Johnson, Main Street Movies. The History of Local Film in the United States, Bloomington, Indiana University Press, 2018.  ↩︎
12. Stephen Bottomore, « From the Factory Gate to the ‘Home Talent’ Drama: an International Overview of Local Films in the Silent Era », inVanessa Toulmin, Simon Popple, Patrick Russell (dir.), The Lost World of Mitchell & Kenyon: Edwardian Britain on Film, Londres, BFI, 2004, p. 43. ↩︎
13. Si les tourneurs ont disparu, ce n’est pas le cas du cinéma mobile à la campagne qui se perpétue jusqu’à nos jours, mais suivant un autre modèle économique (associatif, souvent basé sur le bénévolat et les subventions publiques) et avec un autre but (recréer des liens au sein d’un tissu social rural fortement ébranlé par les bouleversements de la modernisation d’après-guerre). ↩︎