“Les gens de St Demet”. Des anthropologues derrière la caméra : le choix de Plozevet (1/6)

La commune de Plozévet, dans le Finistère Sud, n’a pas été choisie par hasard. Les anthropologues Monique et Robert Gessain vont y tourner une trentaine d’heures de rushes et monter cinq films.  50 ans après, ces images rendent compte des profondes transformations qu’ont connues les sociétés rurales depuis cette époque.

Dans les années 1960, Plozevet compte 3 800 habitants. À la fois agricole et maritime, la commune englobe un gros bourg, de nombreux hameaux ruraux, un petit port qui, bien que dépendant de la commune voisine de  Plouhinec est aussi celui des Plozévétiens. Dans ces années, bien des femmes de plus de 50 ans portent toujours la haute coiffe bigoudène, surtout au bourg. Il peut paraître étrange que, dans ces années 1960, deux anthropologues parisiens aient pris Plozévet comme objet filmique, une commune pourtant sans grande notoriété. Peut-être est-elle un peu singulière, en raison de sa longue tradition laïque et marquée à gauche, dans une Bretagne catholique et votant plutôt à droite. Mais, ni Robert ni Monique Gessain ne le savent en la retenant de prime-abord. Du reste, non spécialistes de la Bretagne, leur horizon est plus lointain : lui poursuit des recherches sur les Inuits du Groenland, elle s’intéresse aux populations Bassari du Sénégal. Alors, pourquoi venir à Plozévet ?

Le rôle déterminant de la génétique des populations. Plozévet, un « isolat » ?

En fait, cette élection semble le résultat d’un processus qui s’origine, vraisemblablement, dans la rencontre de deux jeunes chercheurs, Robert Gessain et Jean Sutter, à la Fondation pour l’étude des problèmes humains, créée sous le Régime de Vichy par Alexis Carrel¹. Après cet épisode, ils se retrouvent à l’Institut national d’études démographiques (INED), le docteur Jean Sutter y menant des recherches pionnières sur la consanguinité et les conséquences démographiques, médicales, sociales, etc. de l’endogamie. De son côté, Robert Gessain, intégrant le Musée de l’Homme, se concentre sur des populations endogames plutôt extra-hexagonales. Tous les deux, de formation médicale, s’intéressent à une discipline émergente, née dans les années 1920 : la génétique des populations humaines. Tous les deux soulignent l’importance d’une notion, celle de l’isolat. Selon elle, pour des raisons d’isolement géographique, de distanciation sociale, de singularités linguistiques, religieuses, culturelles, etc., des groupes sociaux, isolés les uns des autres et contraints à l’endogamie, exprimeraient une certaine homogénéité génétique et sociale². Ce qui peut aussi se traduire par la présence de pathologies génétiques. Jean Sutter, après une recherche pionnière sur ce thème, se propose d’étudier la luxation congénitale de la hanche. Des études avaient montré sa présence relativement importante en Finistère, davantage en pays bigouden que dans le Cap Sizun.

Vers un projet de recherches

Pourquoi une telle différence ? Comment examiner une situation où se mêlent des aspects biologiques et des aspects culturels, les uns relevant de l’anthropologie biologique, les autres de l’anthropologie culturelle ? Jean Sutter et Robert Gessain émettent alors l’idée d’une étude comparative où ils pourraient collaborer. Aussi, comme directeur du Centre de recherches anthropologiques nouvellement créé au Musée de l’Homme (1959), Robert Gessain met au programme l’étude comparative de plusieurs isolats démographiques. L’un en Afrique, l’autre au Groenland, des territoires déjà investis, le dernier en Bretagne. Dès lors, il s’agit de fixer les lieux d’investigation en pays bigouden et en pays capiste, et de trouver les fonds nécessaires. Nos deux partenaires, faisant le tour des communes bigoudènes, ont retenu Plozévet, pour des raisons bien terre à terre : les archives, bien tenues, faciliteraient les études. Quant au pays capiste, plusieurs communes sont approchées, dont celle de Goulien, où se rendra plus tard l’ethnologue Christian Pelras. Trouver des crédits est une autre affaire ; le contexte politico-administratif est en plein bouleversement. En effet, le régime gaullo-pompidolien entend s’appuyer sur des administrations ad hoc pour mener à bien sa politique de modernisation de la France. Aussi crée-t-il plusieurs administrations dites de « mission ». Pour la recherche, ce sera la Délégation générale à la recherche scientifique (DGRST). Créée en 1960, sa première tâche est de définir les nouvelles procédures permettant d’arrêter les thèmes prioritaires d’études et de favoriser des financements sur projet.

Sous l’égide de la DGRST

Avec la DGRST, une autre aventure de recherche s’ouvre pour Plozévet. En effet, Robert Gessain, nommé membre d’un comité chargé de sélectionner des recherches, le comité d’analyses démographiques, économiques et sociales (CADES), fait admettre que la majorité des crédits de son comité doit être consacrée à une grande enquête interdisciplinaire en sciences humaines. Il propose Plozévet, un lieu déjà démarché³. Ainsi est actée une « action concertée ⁴», théoriquement consacrée à l’étude des problèmes d’adaptation du monde rural à la société moderne. Sous cette bannière se succèdent pendant cinq ans une centaine de chercheurs, dit-on⁵, issus de plusieurs disciplines en Sciences Humaines et Sociales, dont plusieurs spécialistes de l’anthropologie biologique. Une quarantaine de rapports, divers articles, plusieurs livres rendent compte des travaux⁶. À Goulien, un ethnologue est chargé d’une étude comparative⁷, alors qu’un historien écrit la synthèse de l’ensemble⁸. Parallèlement, Robert et Monique Gessain filment Plozévet durant ces années d’enquête.

Les films : Les Gens de St Démet

Sur une trentaine d’heures de rushes⁹, cinq montages ont été réalisés entre 1965 et 1968. Ils illustrent la vie agricole, celle du bourg et des bords de mer. Ils abordent aussi certains aspects emblématiques de la Bretagne, comme la coiffe ou certains plats traditionnels. Pour anonymiser le lieu, on avait intitulé l’ensemble « Les Gens de St Démet », en référence à Saint Démet, patron de Plozévet¹⁰.

Les pêcheurs de Pors Poulhan (réalisation Monique et Robert Gessain, film 16 mm, ektachrome, 1965, 34 minutes).

On y suit la vie des habitants du petit port de Pors Poulhan (sur la commune de Plouhinec). Une grande partie du film est consacré au travail des goémoniers : collecte, séchage et brûlage pour en retirer des pains de soude vendus pour l’industrie. Le film se termine sur l’inauguration de la statue « La Bigoudène » qui marque la limite nord du Pays bigouden.

Les agriculteurs (réalisation Monique et Robert Gessain, film 16 mm, ektachrome, 1965, 48 minutes).

La vie des agriculteurs est décrite au fil des saisons, scandée par les travaux des champs. Le film met en scène les anciens rites agraires christianisés. On y voit l’exercice de petits métiers paysans disparus ou en voie de disparition. Les problèmes de la modernisation de l’agriculture sont évoqués à la fin, en abordant essentiellement ses aspects techniques.

Au bourg (réalisation Monique et Robert Gessain, film 16 mm, ektachrome, 1966, 48 minutes).

Le film sur le bourg commence par un enterrement, pour se poursuivre par un baptême, puis un mariage. Et l’on suit la vie villageoise dans ces rythmes quotidiens, hebdomadaires (marchés) et annuels, avec ses fêtes religieuses (la Toussaint, le pardon la Trinité et ses processions), et profanes (la kermesse de l’Amicale laïque, la course cycliste, le repas des anciens), ses lieux de labeurs (un atelier de fabrication de petits meubles bretons, une conserverie) et de distractions (match de foot, jeux dans les villages).

Le costume (réalisation Monique et Robert Gessain, film 16 mm, ektachrome, 1968, 20 minutes).

Ce film a surtout trait à la haute coiffe bigoudène, encore très largement portée à l’époque. On en suit l’édification progressive sur la tête d’une femme. Par ailleurs, il est question des tailleurs, corporation très représentée à Plozévet. S’ils ne remplissent plus leur rôle traditionnel d’entremetteur pour les mariages et de colporteurs de nouvelles, s’ils ne réalisent plus les costumes traditionnels bigoudens, ils ont gardé une certaine notoriété à Plozévet.

Gestes des repas (réalisation Monique et Robert Gessain, film 16 mm, ektachrome, 1967, 33 minutes).

Il y est question de plats jugés typiques, comme les galettes de sarrasin cuites au feu de bois ou du youd-ker’ch (bouillie d’avoine) pris en commun. La nourriture paysanne est évoquée à travers l’abattage du cochon, celle de la ville par la préparation d’un pot-au-feu. Le film se termine sur le fait que les goûts et pratiques culinaires sont en train de changer, les jeunes filles du collège apprenant désormais la cuisine.

Les Gens de Saint-Démet sont dits être la face filmique de la grande enquête interdisciplinaire qui se déroula à Plozévet entre 1961-1965. Comment s’intègrent-ils dans l’enquête interdisciplinaire ? En illustrent-ils les résultats ?

1. Alexis Carrel (1873-1944), docteur en médecine, commence des recherches en biologie à Lyon avant de les poursuivre aux Etats-Unis. Prix Nobel de physiologie en 1912, il est surtout connu pour ses idées eugénistes, exposées notamment dans un livre publié en 1935, L’Homme, cet inconnu. De retour en France au début de la seconde guerre mondiale, le Maréchal Pétain le nomme à la tête d’une fondation ayant pour objet : « L’étude, sous tous ses aspects, des mesures les plus propres à sauvegarder, améliorer et développer la population française dans toutes ses activités. ». La Fondation entend initier une nouvelle science de l’homme aux contours très larges, de la biologie à la sociologie. Après sa dissolution à la Libération, certains de ses chercheurs se sont retrouvés dans deux institutions de recherche qui en sont issues, l’Institut national d’études démographiques (INED) et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Lors de son passage à la Fondation d’Alexis Carrel, Robert Gessain a dirigé l’équipe « Population » où il a développé des études démographiques. 
   Alain Drouard, Une inconnue des sciences sociales : la fondation Alexis-Carrel, 1941-1945. Paris, Institut national d’études démographiques et éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1992, 552 p. ↩︎
2. Jean Sutter, Léon Tabah, « Les notions d’isolat et de population minimum », in : Population, 6ᵉ année, n°3, 1951. pp. 481-498. En ligne DOI : 10.2307/1523959 :
   www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1951_num_6_3_2560 ↩︎
3. Lors de son passage à la Fondation Carrel, Robert Gessain avait mené une étude transversale sur une petite commune de Haute-Loire, Apignac. Cette recherche, inachevée, pourrait apparaître, a posteriori, comme le prototype de ce que Robert Gessain proposera plus tard pour Plozévet. ↩︎
4. Les actions concertées introduisent une rupture dans le mode d’organisation et de financement de la recherche sur projets. Sélectionnée par un comité scientifique formé de personnalités scientifiques reconnues et non par des représentants d’organismes de recherche, l’action concertée a pour vocation de soutenir des thèmes émergents ou de favoriser l’introduction de méthodes nouvelles. Les fonds sont alloués à des équipes qui, dès lors, sont renforcées. ↩︎
5. Une estimation couramment admise qui, cependant, ne repose sur aucun recensement et qui ne tient pas compte du statut scientifique des personnes mobilisées, dont ces « touristes scientifiques » venant visiter Plozévet, ce « haut-lieu » de la recherche française en SHS.  ↩︎
6. Bernard Paillard. « Plozévet : un état des lieux », in Bernard Paillard, Jean-François Simon, Laurent Le Gall, En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires après les années 1960, Presses universitaires de Rennes, 2010, p 55-78. https://books.openedition.org/pur/102701 ↩︎
7. Christian Pelras, Goulien, commune bretonne du Cap Sizun. Entre XIXème siècle et IIIème millénaire, PUR, 2001 ↩︎
8. André Burguière, Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, 1975. ↩︎
9. Les rushes non utilisés ont eux-mêmes été mis en ligne. Voir : https://www.cinematheque-bretagne.bzh/voir-les-films-rushes-plozévet-426-21249-0-1.html?ref=d7381b7f9603cdde01708f3e71340c9a ↩︎
10. https://www.cinematheque-bretagne.bzh/voir-les-films-426-0-0-1.html?ref=d7381b7f9603cdde01708f3e71340c9a&filter[]=video_numerique&search=gens%20de%20saint%20d%C3%A9met& ↩︎