Le son du cinéma amateur. Étude et restauration : cas pratique, L’orgue, de René Lefeuvre

Ma première contribution pour ce carnet de recherche était consacrée à une présentation générale de l’histoire de l’utilisation du son par les cinéastes amateurs. Cette seconde contribution inaugure une série de billets techniques présentant des cas pratiques d’analyse et de restauration de films amateurs sonores. Ces articles techniques sont aussi l’occasion d’une collaboration entre un technicien-archiviste, Alan Lozevis (Cinémathèque de Bretagne), et un chercheur, Jean-Baptiste Masson (Université Rennes-2).

Celle-ci s’inscrit dans la rencontre entre deux dynamiques. La première est le projet scientifique, culturel et éducatif 2022-2028 de la Cinémathèque de Bretagne (CdB). Celui-ci comporte un volet “son”, inscrit par Nicolas Nogues, responsable technique, data et conservation de la CdB. Il a pour but de valoriser les archives sonores de la CdB qui compte près de 3000 éléments. Jusqu’à présent, le son n’a été que peu traité, le travail se focalisant sur l’image, il s’agit donc de mettre en place les protocoles et les outils permettant une équivalence de traitement entre image et son. C’est dans ce cadre qu’Alan Lozevis a suivi en 2022-2023 une formation licence 3 ingénierie sonore à l’ISB (Image Son Brest, la filière image et son de l’Université de Bretagne Occidentale) puis une formation sur la restauration des archives sonores à l’INA en décembre 2023, et qu’une cellule son (numérisation et restauration) a été mise en place à la CdB : un poste informatique a été dédié, le parc de magnétophone a été révisé, un investissement matériel et logiciel a été effectué¹.

Ce travail rencontre la seconde dynamique, qui est celle impulsée par Jean-Baptiste Masson, récipiendaire d’une bourse européenne Marie Skłodowska-Curie / Bienvenüe, et qui a pour but de concevoir un manuel pour la restauration du son du cinéma amateur. Ce travail est réalisé à l’Université Rennes-2 et en partenariat étroit avec la CdB. Il a commencé en septembre 2023, pour une durée de deux ans. 

Cette collaboration entre un archiviste et un chercheur a un double intérêt. Pour l’archiviste, c’est l’occasion d’élaborer un recul réflexif sur son travail, d’aborder celui-ci sous un autre angle grâce à des questionnements que le flot du travail quotidien ne permet pas toujours. Pour le chercheur, c’est l’occasion de développer une archéologie des médias, en s’appuyant sur les collections matérielles et sonores de la CdB : manipulation et recherche sur des technologies obsolètes, afin de mieux comprendre pourquoi les archives ressemblent à ce quoi à elles ressemblent. Cela nous conduira, archiviste et chercheur, à questionner et construire les chaînes opératoires permettant une conservation, une restauration et une valorisation adaptées à la multiplicité des supports sonores et à leur complexité.

La collaboration permet aussi de développer des méthodes d’analyse des supports et de restauration qui puissent être directement applicables par les archivistes, avec les contraintes qui sont les leurs et qu’un travail purement universitaire ne pourrait intégrer. Cela se faisant au moment de la mise en place de la cellule son, une réflexion de fond sur cette installation est possible, ainsi que sur les protocoles à mettre en place, le matériel, et sur les collections sonores de la CdB. Un récolement a été réalisé², qui a permis la découverte de nouveaux éléments – notamment des disques à gravure directe.

Ce cadre général étant posé, cet article va s’intéresser à l’analyse des supports sonores d’un film amateur, à leur numérisation, à leur restauration numérique. Il s’agit du film L’orgue, de René Lefeuvre, dont les premières images remontent à 1959 et qui a été achevé en 1974. Le film a été produit par la société de Lefeuvre, ACS Productions.

Nous débuterons notre exposé par la présentation du cinéaste et du film, puis détaillerions les analyses sanitaires et techniques des supports. Nous exposerons ensuite les problèmes rencontrés lors de la numérisation, puis la déontologie suivie lors de la restauration. L’ensemble, depuis les supports jusqu’à des détails du film, font de L’orgue un exemple typique du cinéma amateur. Si le film est produit avec des moyens semi-professionnels, sa technique et ses défauts, autant que ses qualités, sont caractéristiques d’un film amateur. La variété des supports présents, notamment sonores, fait également de ce film un bon cas d’école du travail de l’archiviste.

Le réalisateur : René Lefeuvre

René Lefeuvre est le déposant n°210 de la CdB. Ses premiers films ont été collectés en 1992 par André Colleu, le fondateur en 1986 de la CdB et son premier directeur jusqu’en 2000. Lefeuvre a été interviewé en 2001 afin de documenter son histoire et sa pratique. Les informations suivantes proviennent de cette interview, réalisée sous forme d’entretien noté.

René Lefeuvre naquit en 1932 à Rennes. Ses parents travaillaient tous deux dans une beurrerie. Lefeuvre choisit une carrière dans l’informatique, d’abord aux allocations familiales, où il finira chef de service du service mécanographique (cartes perforées, ancêtre de l’informatique), puis chez IBM. Il développa ensuite l’informatique chez Bridel, fut consultant en informatique, avant de finir sa carrière au Crédit Agricole Sud-Ouest. Sa pratique cinématographique débuta à son adolescence, avec une caméra 9,5 mm. Il abandonna ce format au profit du 16 mm au retour de son service militaire. Il adhéra au Club des Amateurs Cinéastes Rennais en 1952, notamment pour apprendre à sonoriser ses films en allant au-delà de la solution la plus simple, qui consistait à dire le commentaire en direct et à sonoriser en direct à l’aide d’un tourne-disque. C’est dans ces années qu’il réalisa son premier film sonore. Son adhésion au Club des Amateurs Cinéastes Rennais fut aussi motivée par le désir de voir les films des autres, et de recueillir des conseils. À cette époque, les clubs étaient en effet des relais d’information important dans la diffusion des connaissances. Pris par sa vie professionnelle, il quitta le club en 1960. Passionné de cinéma et passant régulièrement ses vacances à Bécherel, il y initia chaque année des groupes de jeune à la réalisation. René Lefeuvre décéda en 2018.

Le film

Il s’agit d’un film pédagogique sur la facture d’orgue, réalisé à partir de celui de la cathédrale de Rennes. Le film fut tourné à deux dates différentes. Les premières images datent de 1959, une autre partie de 1971 à l’occasion de la restauration de l’orgue. Le film est sonore, post-sonorisé. C’est-à-dire qu’il observe un synchronisme dans le temps mais pas de synchronisme instantané : le son est composé d’un commentaire et d’un enregistrement musical à l’orgue, mais lorsque l’organiste est filmé, ses mouvements ne correspondent pas à la musique entendue (ce qui serait le cas pour un synchronisme instantané).

Le film a été réalisé en double bande. C’est-à-dire qu’image et son ont été enregistrés sur deux supports différents. Pour la projection, un projecteur double bande était utilisé, sur lequel étaient chargées la bobine image et la bobine son (fig. 1). Ces deux bobines étant perforées au même pas (16 mm ici), la vitesse de défilement des deux bobines est similaire, et donc la synchronisation son / image est assurée. Une copie sonore optique a été tirée pour la diffusion : c’est une copie portant image et son en même temps. Le son est inscrit sur le film sous la forme d’une piste optique à forme d’onde (fig. 2). Cette méthode permet également une parfaite synchronisation. Le choix d’une copie sonore optique pour la diffusion s’explique par le fait que le film avait une visée pédagogique. La cible de diffusion principale était les écoles, où les projecteurs 16 mm optique étaient plus répandus que les 16 mm double bande.

Les supports associés au film : examen sanitaire et technique

Lors de ses collectages, la CdB tâche d’être exhaustive et de collecter l’ensemble des éléments associés aux films qu’elle va ensuite préserver. Cela signifie qu’outre le film, seront collectés les rushes, les éventuelles versions intermédiaires, les versions de montage, les enregistrements sonores liés au film, et les éventuels écrits associés au film le cas échéant.

Concernant L’orgue, six éléments liés au film sont présents dans les collections de la CdB : quatre supports image, et deux supports son. Ces supports sont identifiés avec un numéro d’inventaire qui se compose d’un numéro à quatre chiffre correspondant au numéro du déposant (0210 ici), suivi d’un code à deux lettres indiquant la nature du support (ici FS, pour Film Seize, c’est-à-dire que c’est un film 16 mm ; et BS, pour Bande Son), suivi d’un numéro à quatre chiffres correspondant à l’ordre de passage du film lors du traitement du collectage (ici, pour les FS, 0009, 0010, 0011, 0066 ; c’est-à-dire que les éléments correspondant au film L’orgue ont été traité en 9^ème, 10^ème, 11^ème. Pour le numéro 0066, il a été donné suite à un problème d’archivage. Lors du traitement documentaire lié au collectage des films de René Lefeuvre, deux bobines ont été déposées dans la boîte 0210FS0011. L’erreur a été constatée lors du travail sur le film. L’examen des deux éléments a révélé qu’un des deux éléments est une copie de projection, l’autre un ensemble de chutes et de rushes, en particulier du générique. La copie de projection étant l’élément le plus intéressant, il a été décidé de conserver sa numérotation 0011, qui est en rapport avec les autres éléments du film. Pour la pellicule de rushes et de chutes, un nouveau numéro a été attribué. Les numéros suivant jusqu’à 65 ayant déjà été attribués à d’autre films 16 mm de Lefeuvre, c’est le numéro 0066 qui a été donné à ce nouvel élément. Les cas de numérotation discontinue peuvent aussi survenir lorsque l’identification d’un élément n’est pas certaine ou que le déposant retrouve un élément lié à un film déjà déposé. Ces écarts de numérotation n’ont pas d’effet lors des recherches documentaires, tous les éléments d’un même film étant liés entre eux au sein de la base de données utilisée par la CdB³.

Tous les éléments sont restaurés mécaniquement avant leur numérisation : réparation des collures, remplacement des scotchs, dépoussiérage. Il s’agit d’optimiser l’acquisition et la reproduction du signal et des images.

Support portant le numéro d’inventaire 0210FS0009 : la boîte porte l’inscription « original image ». Il s’agit d’une pellicule acétate Kodak, un inversible, tourné à 24 img/s. Caractéristiques du cinéma amateur, les supports image sont des films inversibles, c’est-à-dire que l’émulsion du film enregistre les couleurs ou le noir et blanc directement. Cela simplifie le tirage, l’étape du négatif étant supprimée. Cette simplification, qui permet également d’abaisser le coût du tirage, en a fait la solution privilégiée des amateurs. À la CdB, 70% des 14 250 films amateurs sont des inversibles⁴. Dans le cas qui nous occupe ici, la pellicule porte de nombreuses collures, indiquant qu’il s’agit d’un montage. Le film n’est pas étalonné. Certaines parties comportent une piste magnétique couchée (avec piste de compensation), non enregistrée. Elle est interrompue (arrachée) à de nombreux endroits. Il y a un point de synchronisation sous forme d’un 1000 sur l’amorce⁵. La pellicule porte des rayures partielles et fines, ainsi que quelques tâches. Malgré un syndrome du vinaigre avancé, c’est la copie qui possède la meilleure image, tant au niveau du contraste, de la définition, que du grain (fig. 3).

Support portant le numéro d’inventaire 0210FS0010 : la boîte porte l’indication « ACS Productions – L’orgue – sonore optique – copie n°11 ». Des dates sont aussi indiquées : 1959 – 1974. C’est un positif acétate à 24 img/s. Étant une copie utilisée à la diffusion, elle montre la version finale voulue par le réalisateur. Ce sera donc notre copie témoin. Toutefois, cette copie porte de nombreuses rayures, certaines importantes, ainsi que des tâches. Elle ne peut donc pas servir pour être la copie de conservation (fig. 3).

Support portant le numéro d’inventaire 0210FS0011 : la boîte porte l’indication « copie de travail ». C’est un positif acétate à 24 img/s. Malgré l’inscription sur la boîte, il ne s’agit pas d’une copie de travail. Nous notons en effet la présence de brûlures dues à des projections répétées, alors qu’une copie de travail n’est pas censée être projetée. De plus, la copie porte très peu de collures alors qu’une copie de travail devrait porter l’ensemble du montage. C’est un scotch de qualité approximative qui a été utilisé pour les quelques points de montage présents : il a changé de couleur, son collant ne tient plus. Tous ces scotchs ont été changés lors du dépoussiérage du film. Le tirage de ce support est de mauvaise qualité avec un cadre imparfait. Notamment, une partie de l’image est répétée et grossie, de manière discontinue, sur le bord droit de l’image. Il y a aussi un décalage important de l’inter-image en fonction des séquences. De façon plus gênante, on voit régulièrement la perforation de l’élément intermédiaire entre ce positif et l’inversible (fig. 4). Cette perforation n’est pas stable et bouge beaucoup. Cela pourrait être une explication des décalages d’images que nous détaillerons par la suite. Le carton et les intertitres ont également un grain de piètre qualité. Des rayures et des tâches sont présentes. Cette copie présente aussi différents points de synchronisation et beaucoup de génération d’informations sur les zones techniques (l’amorce et le début de la pellicule). Cette multiplication d’informations rend leur compréhension difficile. À noter que le générique est différent de celui des autres supports.

Support portant le numéro d’inventaire 0210FS0066 : l’amorce porte l’inscription « copie d’archives », mais il ne s’agit que d’un montage de chutes et de rushes sans chronologie distincte. Sont notamment présents de nombreuses chutes et doubles du générique, ainsi que quelques plans larges et resserrés issus du film. Du fait de leur intérêt limité, ces éléments n’ont pas été pris en compte dans la numérisation et dans la restauration.

Deux bandes son sont associées à ces quatre éléments images :

Support portant le numéro d’inventaire 0210BS0001 : il s’agit d’un film 16 mm magnétique, très « vinaigré ». C’est-à-dire que le film dégage une forte odeur de vinaigre. Celle-ci est liée à la matière même qui compose le film. Il s’agit d’un film en triacétate de cellulose, qui, à cause d’une conservation (trop chaud, trop humide), se dégrade spontanément en acide acétique. Celui-ci est très volatil et est responsable de cette odeur de vinaigre. C’est le support du film en triacétate de cellulose qui se décompose, et non l’émulsion magnétique qui est posée dessus (point important vis-à-vis des techniques de restauration en cours d’expérimentation à la CdB sur lesquels un prochain article reviendra). Cette dégradation chimique porte le nom de « syndrome du vinaigre »⁶. Cette dégradation est directement visible lors du dépoussiérage du film, une substance blanche étant laissée sur le chiffon. Outre le dégagement gazeux, qui nécessite une protection respiratoire adaptée, et ce dépôt blanc lors du dépoussiérage, la dégradation due au syndrome du vinaigre va aussi modifier l’aspect matériel du film. Ainsi, le support 0210BS0001 est affecté d’un retrait important sur les premières spires⁷. Le retrait correspond à une contraction sur lui-même du film, ce qui a pour effet de rétrécir et rétracter le film : il devient plus étroit, ce qui impacte le pas des perforations, celles-ci ne correspondant plus au pas standard du 16 mm. Dans les appareils de projections ou les scanners utilisant des griffes pour l’entraînement du film, cela est très problématique : le film ne se déroule plus correctement, et les griffes ne rencontrant plus les perforations au bon endroit, le risque de déchirage du film est important. Le scanner de la CdB, un Lasergraphics Scanstation v2, utilise des galets d’entraînement, ce qui lui permet de traiter sans dommage ces films. 

Cependant, la contraction du film sur lui-même a également pour effet de le gondoler, ce qui peut avoir des conséquences sur la lecture et la numérisation, le film n’étant pas plan lors du passage sur la tête de lecture. Forcer le plaquage du film sur la tête peut le rayer et endommager l’émulsion, et forcer sa tension pour amoindrir le gondolage peut déchirer le film à ses points de faiblesses, perforations endommagées, collures et scotchs en particulier. En fonction de la fragilité du film, il y a donc un réglage fin des tenseurs du scanner à effectuer. 

Le syndrome du vinaigre a fortement affecté la dynamique⁸ et le spectre⁹ sur le premier quart de la bande. Le son y est très sourd, les fréquences atteignent difficilement les 2000 Hz, la dynamique est restreinte (fig. 5). Un retrait important est aussi présent sur les premières spires, ce qui nuit encore plus à la qualité du son, le film n’étant pas en contact complet avec la tête de lecture magnétique. Au fur-et-à-mesure de la lecture de ce premier quart vinaigré, le spectre et la dynamique s’ouvrent. Après le premier quart, le son est de bonne qualité et permet d’apprécier que la voix a été bien enregistrée et que le mixage entre la voix et la musique est correctement réalisé : la voix est claire, n’est pas couverte par la musique, l’enregistrement de celle-ci étant précis et son volume stable¹⁰. Les transitoires d’attaque¹¹ sont bien marqués et le spectre s’ouvre jusqu’à 12 000 Hz (fig. 6).

Support portant le numéro d’inventaire 0210BS0002 : il s’agit d’une pellicule 16 mm sans image mais porteur d’un son optique monophonique bipiste. C’est-à-dire que la piste son optique comporte deux pistes identiques : il s’agit donc d’un son monophonique. Ce support était utilisé pour le tirage des copies. Comme souvent avec le son optique, le bruit de fond est important (fig. 7). Cela a pour effet de réduire le rapport signal sur bruit : la plage dynamique utilisable est donc plus restreinte, ce qui affecte en premier les sons ayant une dynamique faible – le bruit de fond ayant un volume sonore important, il couvrira ceux-ci. En comparaison avec le 16 mm magnétique, les transitoires sont beaucoup moins bien définis et la dynamique plus restreinte. Au-delà de 6000 Hz, les informations sont perdues au sein du bruit de fond. Comme pour le son magnétique, la pellicule a été dépoussiérée avant d’être numérisée.

Numérisation et restauration : choix et établissement des copies de diffusion

Pour l’archiviste, l’objectif est de réaliser une copie de diffusion la plus fidèle possible à l’original, et de la meilleure qualité selon les normes actuelles de diffusion. À côté de cette copie de diffusion, la numérisation originale des éléments servira de copie de sauvegarde. Celle-ci est dite « droite » car sans retouche.

Pour réaliser la copie de diffusion, il est nécessaire de comprendre la généalogie des copies, afin de remonter au plus proche des intentions du cinéaste, et de sélectionner les supports les plus adaptés. Une attention particulière doit être apportée à l’examen et à la préférence des éléments, celle-ci devant être documentée et explicitée. À la CdB, ces précisions et descriptions des étapes et choix sont inscrites dans les fiches supports au sein de la base de données Diaz de la CdB.

Concernant L’orgue, la copie avec le son optique était une copie de diffusion, donc celle qui représente la version voulue par le réalisateur. Toutefois, comme nous l’avons vu (fig. 3), cette copie est abîmée, son contraste est très moyen (autant les noirs que les blancs tirent sur le gris), la netteté est souvent entachée d’un léger flou, et le tirage est de qualité approximative (les perforations bougent). L’inversible est de bien meilleure qualité, mais son montage est légèrement différent. Il y a notamment un décalage de 15 images, et plusieurs plans ont un nombre d’images différent (en plus ou en moins). Ces différences de nombre d’images sont parfois une conséquence du tirage. Celui-ci a été réalisé, d’après les informations présentes sur la boîte, par les Laboratoires Cinématographiques Vitfer¹². Sa qualité est médiocre : l’image bouge beaucoup et il y a régulièrement des images répliquées (c’est-à-dire doublée, la même image apparaît deux fois de suite) ou manquantes. Par exemple, au time code 01:09:06:00, sur le plan des pieds de l’organiste en train de jouer, la copie témoin réplique des images et se décale par-rapport à l’inversible, puis se recale, la fin de plan étant synchrone.

Par conséquent, le choix a été de privilégier la meilleure qualité d’image, ce qui a impliqué de recaler le montage de l’inversible sur celui de la copie témoin afin de préserver le montage final voulu par le réalisateur. Ce travail a fait apparaître des subtiles et étonnantes différences entre les deux éléments. Il existe ainsi des images supplémentaires non expliquées sur la copie. Ces images n’existent pas sur l’inversible, qui est pourtant sensé avoir les images de base de la copie de diffusion. Tout se passe comme si le projecteur avait ripé lors du tirage, créant alors d’autres images. Ainsi, au time code 01:10:55:14, nous observons un décalage entre la copie témoin et l’inversible. Les deux sont synchrones au début du plan. Puis un décalage se forme, la copie témoin comportant plus d’images, et donc un mouvement mieux défini en comparaison de l’inversible (fig. 8). La duplication d’un photogramme sur la copie de diffusion recale les deux copies et la fin du plan est identique (fig. 9).

Les images supplémentaires ne sont pas des images répliquées, le mouvement de la main se poursuivant. Cela pourrait-il être dû à un décalage mécanique, les collures ayant fait déraper le film lors du tirage ? Ou à un tirage mal effectué, les perforations étant affectées d’un fort mouvement pendant toute la durée du film ? Une autre hypothèse, beaucoup moins probable, serait qu’il existe un autre inversible dont sont tirées ces images, et que cet autre inversible n’ait pas été versé à la CdB. Toutefois, le cadrage et le contenu des plans étant identiques, et les images étant synchronisées au début et à la fin, cela semble très peu probable. En tout état de cause, le scan des deux éléments a été réalisé à une cadence similaire, donc cela vient des éléments eux-mêmes. À noter que ces images supplémentaires pourraient expliquer la désynchronisation entre le son optique et le son magnétique.

En ce qui concerne le son, il y a le choix entre un son optique et un son magnétique. La copie de diffusion porte le son optique, celui-ci est donc le résultat voulu par René Lefeuvre. Mais comme nous l’avons vu, le son optique souffre d’un bruit de fond important. Le 16 mm magnétique a une qualité sonore bien meilleure, mais seulement après le premier quart du film (fig. 10).

À l’examen de ces éléments, il apparaît que : a) le son magnétique est bien meilleur ; b) le début du son magnétique est inutilisable ; c) le syndrome du vinaigre n’affecte le son magnétique que sur une durée réduite ; d) il est possible de conserver le début du son optique le temps que le son magnétique reprenne une qualité normale. 

Son optique et son magnétique ont été numérisé en 24 bit / 96 kHz, la norme de résolution et de fréquence d’échantillonnage pour l’archivage des supports sonores¹³, et il a été décidé de réaliser un montage entre les deux supports numérisés. Cela a mis en évidence que son optique et son magnétique n’étaient pas exactement synchronisés. Une première étape a donc consisté à resynchroniser le son magnétique sur l’optique, le montage de celui-ci étant notre référence. Si les outils proposés dans les logiciels de montage tel que DaVinci Resolve (utilisé à la CdB) permettent de simplifier et d’accélérer cette synchronisation, l’oreille de l’archiviste reste le meilleur outil. L’utilisation d’une station de travail audionumérique dédiée permet aussi un travail sur le son plus poussé que celui offert par une station de montage vidéo. La CdB utilise Reaper (édité par l’entreprise Cockos Inc.) comme logiciel dédié au son. Pour le début, afin de suppléer à un manque de basses fréquences du son optique, une partie de celles issues du son magnétique a été conservée. Les fréquences médiums et aigus du son optique ont quant à elles été débruitées à l’aide d’Izotope RX afin d’améliorer la compréhension du commentaire. Le son magnétique étant beaucoup moins bruiteux, il s’agissait aussi de réduire la différence entre son optique et son magnétique afin de permettre une transition transparente entre les deux enregistrements. À partir du moment où la dynamique du son magnétique rattrapait celle du son optique, celui-ci a été progressivement retiré. 

L’ensemble de ces opérations étant réalisés numériquement, et les sessions de travail étant archivées, toutes ces actions sont documentées et réversibles. Pour les néophytes, il est important de noter que les opérations réalisées dans les stations de travail audionumériques actuelles ne modifient pas les fichiers originaux. Le résultat des opérations de restauration numérique sont exportés sur un nouveau fichier (dans une résolution et fréquence d’échantillonnage identique). Les fichiers numériques originaux sont toujours existants et ne sont pas altérés.

Conclusion et perspectives

Ces choix, qui visent à privilégier les éléments ayant la meilleure qualité d’image et de son afin de respecter au mieux les souhaits du réalisateur et d’offrir la copie de diffusion la plus fidèle possible, ne sont pas anodins. En particulier, pour l’archiviste et la structure au sein de laquelle il ou elle travaille, ils ont un impact important sur le temps consacré à la restauration du film. La décision du montage entre son optique et son magnétique nécessite notamment la restauration mécanique des deux éléments, leur numérisation, leur synchronisation, leur montage, leur débruitage. L’ensemble de ces opérations a pris deux jours de travail. 

Un traitement efficace du syndrome du vinaigre, sur le film lui-même, accélèrerait grandement le traitement, en économisant la restauration du son optique et son montage avec le son magnétique. La partie restauration numérique du son magnétique serait également réduite. De plus, l’enjeu principal étant de travailler sur le support original, cela permettrait d’exploiter celui-ci. Nous réalisons actuellement des essais de restauration mécanique (c’est-à-dire sur le film lui-même avant la numérisation) dont les résultats sont prometteurs. Un prochain article reviendra sur ceux-ci.

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This project has received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme under the Marie Skłodowska-Curie grant agreement No 899546.

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1. En termes de magnétophones, la CdB dispose de Revox (A77 et TR99), de Tascam (34B, deux exemplaires), de Uher (Royal DeLuxe, deux exemplaires). La révision a été faite en Bretagne par SONJ (Maël Bellec). Outre un Mac Pro déjà présent, une carte son RME UFX-II, de la connectique, et la suite logicielle Izotope RX 11 Advanced ont été acquis. ↩︎
2. Un prochain article de Memoris reviendra sur ce récolement et sur l’analyse matérielle des supports qu’il a permis. ↩︎
3. Il s’agit de la base de données Diaz. ↩︎
4. Le cinéma professionnel opère quant à lui sur un film négatif pour les prises de vue, duquel sont tirés des positifs pour le montage. Ce montage aboutit à une copie de travail. Puis on revient au négatif afin de conformer la copie de travail. De cette copie de travail conformée sont ensuite tirés des interpositifs qui serviront à éditer les copies de diffusion. ↩︎
5. Ce « 1000 » sert à synchroniser le son avec l’image. C’est-à-dire que sur la bobine image, sur un photogramme, « 1000 » a été écrit. En parallèle, sur la bobine son, un signal à 1000 Hz a été enregistré, d’une durée très courte. Pour la synchronisation des deux bobines, il suffit de faire correspondre le photogramme inscrit « 1000 » de la bobine image avec le bip sonore de la bobine son. ↩︎
6. Il est important de noter que ce syndrome du vinaigre est contagieux. Un film sain en triacétate de cellulose posé à côté d’un film touché par le syndrome du vinaigre va développer le syndrome. Cela s’explique par la volatilité importante de l’acide acétique, qui va venir se déposer et imprégner le film sain, affectant sa chimie. ↩︎
7. Les films sont stockés enroulés sur une bobine, une spire correspond à un tour d’enroulement du film. Ici, le film est enroulé head-out, c’est-à-dire le début à l’extérieur, donc directement lisible. Une fois lu, le film sera enroulé sur la bobine réceptrice et se présentera alors tail-out, c’est-à-dire la fin du film à l’extérieur ; le film devra donc être rembobiné pour être lu. ↩︎
8. La dynamique correspond au rapport entre le volume perçu minimum du son et le volume perçu maximum. Elle est mesurée en décibel (dB). Sur les spectrogrammes (comme celui de la figure 3), elle est généralement exprimée négativement, 0 dB correspondant au maximum.  ↩︎
9. Le spectre correspond à une représentation graphique des fréquences sonores, du grave (à gauche) vers l’aigu (à droite). Il est mesure en Hertz (Hz). ↩︎
10. Un problème courant sur les films amateurs est la variation de volume : musique forte, baisse de volume brusque car la voix apparaît, puis hausse brusque du volume de la musique quand la voix disparaît. ↩︎
11. Les transitoires d’attaque sont les premières composantes d’un son. Bien que d’une durée très courte – transitoire – ces fréquences sont très riches en information. La définition et l’interprétation du timbre sont notamment dépendantes de ces transitoires d’attaque. ↩︎
12. Laboratoire fondé en 1934 par Emile Lèze à Paris, initialement sous le nom « Laboratoire et Truquage Cinématographique E. Lèze », avant qu’il ne se spécialise en développement et tirage noir et blanc et couleur, 16 mm et 35 mm. L’entreprise s’agrandit à Issy-les-Moulineaux à partir de 1965. Le nom Vitfer a disparu en 1990 lors de sa reprise par les Laboratoires Neyrac. ↩︎
13. Voir, entre autres, les recommandations de l’International Association of Sound and Audiovisual Archives (IASA) : IASA Technical Committee, Standards, Recommended Practices, and Strategies, The Safeguarding of the Audiovisual Heritage: Ethics, Principles, and Preservation Strategy – IASA TC-03 (London: IASA, 2017). En particulier les pages 12 à 14. ↩︎

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